© Julie Chetaille | guadeloupe janv 2010 | Tiède petit matin de vertus ancestrales  Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le coeur mâle du soleil ceux qui savent la féminité de la lune au corps d'huile l'exaltation réconciliée de l'antilope et de l'étoile ceux dont la survie chemine en la germination de l'herbe ! Eia parfait cercle du monde et close concordance !  Écoutez le monde blanc horriblement las de son effort immense ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement  Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !  Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé pour ceux qui n'ont jamais rien exploré pour ceux qui n'ont jamais rien dompté  Eia pour la joie Eia pour l'amour Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées  Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile que je n'entende ni les rires ni les cris, les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle donnez-moi la foi sauvage du sorcier donnez à mes mains puissance de modeler donnez à mon âme la trempe de l'épée je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère, ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils, ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.  Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie comme le poing à l'allongée du bras ! Faites-moi commissaire de son sang faites-moi dépositaire de son ressentiment faites de moi un homme de terminaison faites de moi un homme d'initiation faites de moi un homme de recueillement mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement  faites de moi l'exécuteur de ces œuvres hautes  voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme -  Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine car pour me cantonner en cette unique race vous savez pourtant mon amour tyrannique vous savez que ce n'est point par haine des autres races que je m'exige bêcheur de cette unique race que ce que je veux c'est pour la faim universelle pour la soif universelle  la sommer libre enfin de produire de son intimité close la succulence des fruits.  Et voyez l'arbre de nos mains ! il tourne pour tous, les blessures incises en son tronc pour tous le sol travaille et griserie vers les branches de précipitation parfumée !  Aimé Césaire - Cahier d'un retour au pays natal
 
Tiède petit matin de vertus ancestrales

Sang ! Sang ! tout notre sang ému par le coeur mâle du soleil
ceux qui savent la féminité de la lune au corps d'huile
l'exaltation réconciliée de l'antilope et de l'étoile
ceux dont la survie chemine en la germination de l'herbe !
Eia parfait cercle du monde et close concordance !

Écoutez le monde blanc
horriblement las de son effort immense
ses articulations rebelles craquer sous les étoiles dures
ses raideurs d'acier bleu transperçant la chair mystique
écoute ses victoires proditoires trompeter ses défaites
écoute aux alibis grandioses son piètre trébuchement

Pitié pour nos vainqueurs omniscients et naïfs !

Eia pour ceux qui n'ont jamais rien inventé
pour ceux qui n'ont jamais rien exploré
pour ceux qui n'ont jamais rien dompté

Eia pour la joie
Eia pour l'amour
Eia pour la douleur aux pis de larmes réincarnées

Et voici au bout de ce petit matin ma prière virile
que je n'entende ni les rires ni les cris,
les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle
donnez-moi la foi sauvage du sorcier
donnez à mes mains puissance de modeler
donnez à mon âme la trempe de l'épée
je ne me dérobe point. Faites de ma tête une tête de proue
et de moi-même, mon cœur, ne faites ni un père, ni un frère,
ni un fils, mais le père, mais le frère, mais le fils,
ni un mari, mais l'amant de cet unique peuple.

Faites-moi rebelle à toute vanité, mais docile à son génie
comme le poing à l'allongée du bras !
Faites-moi commissaire de son sang
faites-moi dépositaire de son ressentiment
faites de moi un homme de terminaison
faites de moi un homme d'initiation
faites de moi un homme de recueillement
mais faites aussi de moi un homme d'ensemencement

faites de moi l'exécuteur de ces œuvres hautes

voici le temps de se ceindre les reins comme un vaillant homme -

Mais les faisant, mon cœur, préservez-moi de toute haine
ne faites point de moi cet homme de haine pour qui je n'ai que haine
car pour me cantonner en cette unique race
vous savez pourtant mon amour tyrannique
vous savez que ce n'est point par haine des autres races
que je m'exige bêcheur de cette unique race
que ce que je veux
c'est pour la faim universelle
pour la soif universelle

la sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits.

Et voyez l'arbre de nos mains !
il tourne pour tous, les blessures incises
en son tronc
pour tous le sol travaille
et griserie vers les branches de précipitation parfumée !

Aimé Césaire - Cahier d'un retour au pays natal